Le danger. La vitesse. Les risques. Les sensations. Si l’on devait définir la passion de la moto, en quelques mots, ces quatre-là reviendraient sans cesse dans la bouche des pilotes. Des inconscients. Des imprudents. Le sport moto et les pilotes n’ont pas bonne presse auprès du grand public. Au temps de l’écologie, faire des dizaines de tours de circuit à des vitesses phénoménales n’est pas bien vu. L’adrénaline. Les exploits. La compétition. Les émotions. Si l’on pose un regard nouveau, on découvre une tout autre facette du sport moto, qui fait vibrer des millions d’amateurs partout dans le monde.
Le handisport moto n’échappe pas aux préjugés, bien au contraire. En montrant au monde entier qu’être pilote avec un handicap est possible, ces passionnés déconstruisent, une à une, les idées préconçues. Sept pilotes. Sept parcours. Sept histoires de vie. Aujourd’hui, ils se retrouvent sur les pistes de France et d’Europe. Tous, avec un seul et même but, continuer de vivre leur passion, malgré les épreuves, malgré le handicap.
Parmi les premiers pilotes autorisés à rouler avec les valides en France, on compte ceux de l’association Moto Racing Handicap 45 (MRH45). Benjamin Saglio, 35 ans et Arnaud Guignebert, 55 ans, tous deux amputés fémoraux à la suite d’un accident de moto sur la route, sont les fondateurs de l’association.
Avant qu'ils ne se rencontrent, Arnaud Guignebert roule en side-car sur route, tandis que Benjamin Saglio ne fait plus de moto depuis son accident. Ensemble, ils se poussent dans leurs retranchements, chacun encourageant l’autre pour remonter à moto. Le premier à se lancer est Benjamin.
Il décide de se faire amputer la jambe, sauvée par les médecins après son accident. « La moto, c'est revenu par à-coups avec la rencontre d'Arnaud. Après mon accident, j'étais parti du principe que je ne ferai plus de moto. J'ai gardé ma jambe pendant quatre ans, hyper esquintée. Mais je crois que je faisais chier tout le monde à ne plus faire de bécane. On m'a un peu poussé et j'ai décidé de me faire couper la jambe pour refaire de la moto. »
Dès lors que Benjamin Saglio avait regoûté aux plaisirs de la moto, il pousse Arnaud Guignebert sur la même voie : « Ça faisait 25 ans que je n'étais pas monté sur une moto. J'ai refait de la compétition en side-car trial, mais pour moi, la moto solo, c'était oublié. Mais Benjamin m'a dit, c'est faisable. Si moi j’arrive à rouler, pourquoi tu n'y arriverais pas ? J'ai mis mes fesses dessus et c'était reparti. »
Une fois passés les premiers tours de roues, l’aventure commence. Lorsque les deux pilotes se remettent en selle, la pratique de la moto en tant que PMR n’est pas encore démocratisée. Ils décident alors de se rapprocher de l’association Para Side Racing Team (PSRT) afin de se rassembler pour mieux faire porter leurs voix. Après les premières dérogations accordées par la Fédération française de motocyclisme (FFM), ils quittent le PSRT et montent leur propre association, le MRH45.
Depuis, ils roulent parmi les valides à l’occasion de la course d’endurance* des 23h60 du Mans, sur le circuit Alain Prost, au sein d’un équipage mixte, mélangeant des pilotes handis et des pilotes valides. Le MRH45 a imaginé et construit, de toute pièce, son prototype de supermotard, conçu afin que les handis comme les valides puissent courir avec.
L’endurance est une discipline du sport motocycliste. Elle se distingue des courses de vitesse par sa longueur, en distance (exemples : 200 ou 1 000 miles, 2 000 km) ou en durée (4, 6, 8, 12 ou 24 heures). Les courses d’endurance sont disputées sur des circuits asphaltés (goudron). Au sein d’une même équipe (ou team), plusieurs pilotes se relaient.
Retrouver le plaisir de rouler et ressentir à nouveau les sensations qu’ils avaient oubliées. Les pilotes du championnat français PMR Bridgestone Cup sont eux aussi à la recherche de ce qu’ils ont perdu depuis leur accident. Se sentir libre sur la moto, au point même d’en oublier le handicap.
Le pilote belge de 35 ans s’est retrouvé avec un plexus brachial au bras gauche et amputé de la jambe gauche après qu’une voiture lui a coupé la route en 2012.
Passionné de sports mécaniques depuis toujours, Christophe Bernard se rend chaque année au Mans pour assister au Grand Prix de France. En 2016, il rencontre Stéphane Paulus qui présente les motos de son association, adaptées aux pilotes paraplégiques ou aux pilotes amputés. « On a discuté, il annonçait la course au Mans, en mai 2017. Je me suis dit, l’année prochaine, je serai au Mans. Mais pas dans les tribunes, sur la piste avec les autres pilotes. », se souvient-il. Lui qui n’envisage pas la vie avec des regrets, tient son pari. Un an plus tard, il prend le départ de la PMR Bridgestone Cup devant plus de 100 000 personnes.
Des regrets, Kévin Simonato n’en a pas non plus. Le vice-président de l’association Handi Free Riders (HFR) a vécu des années de rêve en participant au championnat français handisport. Après son accident de la route en 2013, le jeune homme de 24 ans se retrouve paraplégique. Un handicap l'obligeant à tout réapprendre : « Tu te découvres, c’est une nouvelle vie. La première fois où tu essayes de t’habiller tout seul, tu galères. Tu reviens à zéro. »
Mais Kévin Simonato trouve la détermination pour commencer sa nouvelle vie à moto. Après sa rencontre avec Stéphane Paulus, il se remet en selle et participe à plusieurs saisons du championnat français et européen. En 2021, il revient dans le monde de la compétition après avoir pris une année de pause pour des raisons médicales.
De nouveaux sponsors, une nouvelle machine, un nouveau contrat de pilote officiel, une bonne préparation physique, tous les éléments sont réunis pour réaliser une bonne saison. Mais lors de la course en ouverture des 24h du Mans, au mois de juin, tout ne se passe pas comme prévu. Aujourd’hui encore, les souvenirs de cet accident restent flous pour le pilote. Lors de la seconde qualification, Kévin Simonato et un autre pilote italien se touchent. Le pilote français est projeté à plus de 130 km/h dans un mur de pneus. Une lourde chute qui aurait pu lui coûter la vie ou aggraver lourdement son handicap.
Durant de longs mois, Kévin Simonato oscille entre convalescence et soucis de santé à répétition :
« Aujourd’hui, je commence tout juste à souffler. J’ai refait ma première séance de sport il y a quelques semaines, j'ai pu m’occuper de ma petite fille tout un week-end, non pas sans mal. Après 8 mois de galères, ce sont des petites victoires qui font du bien au moral. ». Cet accident met un terme à sa saison et à sa carrière sportive. Mais Kévin Simonato décide de continuer les initiations et de garder ses fonctions au sein d’HFR.
Malgré sa lourde chute, il ne regrette pas d’être remonté à moto et préfère se souvenir des bons moments.
« Un pilote handi m’a demandé si c’était sérieux de remonter à moto après ce qui m’est arrivé. Je lui ai dit : fais-le, regarde tout ce que j’ai vécu en sept ans : deux ouvertures du Grand Prix de France, une ouverture des 24 heures du Mans, une course au Mugello… On peut être fiers de pouvoir rouler malgré un handicap. », Kévin Simonato.
La passion de la moto provient souvent d’un héritage familial, et certains semblent l’avoir dans le sang.
« Mon père est un motard dans l'âme depuis sa plus tendre enfance. Il a fait en sorte de m'y mettre dès mon plus jeune âge. J'ai commencé la moto à 2 ans et demi, je ne savais même pas faire de vélo », raconte Anthony Deslias, 29 ans, lui aussi victime d’un accident de la route. Amputé de la jambe et du bras gauches, il ne peut plus travailler mais se reconstruit aujourd’hui grâce à la moto, malgré les difficultés : « Il y a eu une transition un peu compliquée. »
Cette passion dévorante leur a pris beaucoup. Un bras, une jambe, parfois les deux. Victimes d’un accident mettant fin à leur vie de valide, les obligeant à repartir à zéro. Mais il reste difficile d’accepter ce bouleversement de vie lorsque l’on est jeune et que l’on rêve de devenir pilote de haut niveau.
C’est le cas de Benoit Thibal, devenu paraplégique après une chute en enduro* lors d’une course de préparation au championnat du monde. « On a toujours l'espoir de récupérer. Pendant deux ans, je me suis mis à fond dans la rééducation. J'ai bossé comme un fou dans l'espoir de pouvoir remarcher. Mais au final, j'en étais toujours au même point. Alors, on fait son deuil de remarcher et on va vers d'autres objectifs. ».
Les enduros désignent des motos de type tout-terrain. L'enduro est aussi une discipline du sport motocycliste. Ce sont des courses contre-la-montre réalisées sur des pistes balisées en pleine nature.
Après un tel traumatisme, on pourrait croire que ces hommes ne remonteraient jamais à moto. Mais ce ne serait pas comprendre leurs histoires. « À aucun moment, je me suis dit qu’il fallait que je prenne ma revanche sur la moto. La moto ne m’a jamais fait de mal. En 2012, si on ne me coupe pas la route, ça ne se serait pas passé comme ça. » témoigne Christophe Bernard.
La résilience fait partie de leurs histoires. Tous ces pilotes ont choisi d’adapter le handicap à leur vie. Malgré des débuts difficiles, Stéphane Paulus a décidé de tout vivre malgré le handicap : « Quand tu as 21 ans et qu'on t'annonce que tu es paraplégique, c'est le ciel qui s'écroule. J'ai mis deux bonnes années à digérer la pilule, même si tu ne la digères jamais vraiment. On vit avec, mais on peut bien vivre. Quand je vois le nombre de personnes qui ont deux bras, deux jambes, et qui ne font pas tout ce que je fais, finalement, je ne me sens pas handicapé. »
Benjamin Saglio, membre du MRH45, s’est lui aussi imposé une philosophie de vie après son accident :
« J'ai toujours fait en sorte que le handicap ne soit pas moteur de mon existence. Il suit, il se démerde. Et ma vie est bien plus rigolote avec une seule jambe. »
À travers toutes ces histoires, le grand public pourrait qualifier la moto de bourreau. Mais les pilotes ne seraient pas du même avis. La moto semble leur avoir apporté bien plus que ce qu’elle leur a pris. Et si on leur demande qui sont les responsables de leur handicap, ils blâmeront un automobiliste imprudent, une vitesse trop élevée, une chute bête, une route dégradée ou le destin. Pour nombre d’entre eux, le handicap a ouvert les portes de la compétition moto et leur a permis de réaliser des rêves de gosse. Comme un pied de nez à leur destinée.